Quelques jours auparavant, je me suis tapé une nuit à l’urgence d’un hôpital de la Floride. Car c’est là où je me trouve. En Floride. J’y ai suivi mon conjoint qui a trouvé du travail là-bas et, quant à moi, je chantais ici et là. Sauf que depuis les dernières semaines, la souffrance était tellement grande que je n’arrivais plus à terminer mes spectacles. Un soir, à bout de forces et terrassée par une crampe atroce, la boule dans le ventre qui palpitait et enflait, je me suis effondrée. Si j’avais poussé une note de plus, le nœud d’intestins aurait éclaté. Or, une nuit à l’urgence d’un hôpital américain, ça ne coûte rien de moins que cinq mille dollars. On me dira à la suite des examens que je devais absolument être opérée. Il y avait des fibromes partout dans mon utérus et mes intestins étaient dans un état terrible. On ne pouvait pas attendre. Ça urgeait. Tu es québécoise, va te faire soigner chez toi…
Voilà. Je devais partir. C’était un coup dur, j’étais dévastée et pourtant, paradoxalement, j’étais soulagée. C’est que depuis mon arrivée en Floride, je vivais dans la terreur. Je découvrais peu à peu la double vie de l’homme qui partageait mon existence depuis huit ans; ce que j’apprenais et ce que je voyais me donnait une trouille terrible. Quand on s’aperçoit, après tant d’années auprès de quelqu’un, qu’on est loin d’avoir affaire à un ange, c’est une peur violente qui s’installe. Jusqu’où peut-il aller ? J’apprendrai plus tard d’une psychologue spécialisée en violence conjugale que j’avais affaire à un « pervers narcissique ». Méchant moineau ! Et cet homme refusait de revenir au Québec pour moi. En fait, il refusait même que je parte. Il refusait, car il était dans de beaux draps et savait qu’il aurait à affronter la justice canadienne si je parlais. Il refusait parce qu’il était en colère contre moi, et que si je partais, si je le quittais, lui, je le mettrais dans une situation délicate, car il savait très bien qu’au point où j’en étais, en rentrant au pays, je le dénoncerais. Il refusait aussi de me laisser partir parce qu’il craignait qu’on m’utilise pour lui mettre le grappin dessus. En fin de compte, il refusait car il n’avait pas peur pour moi, il avait peur pour lui. J’étais seule au monde. Seule et terrifiée, avec cette douleur et une boule qui poussait à vue d’œil dans mon abdomen.
Loin de ma
famille et de tous mes amis. Mon fils était chez son père et je ne l’avais pas
vu depuis deux ans. J’étais déracinée. J’étais prisonnière au centre d’un
cercle infernal dont j’étais incapable de me sortir. Je n’avais plus un sou, je
devais compter ma monnaie pour m’assurer d’avoir un peu d’argent de poche. Et
j’avais peur pour ma peau. Littéralement. Jusqu’où
peut-il aller ? Ma vie était un véritable chaos, avec lui j’avais tout
perdu. Mon argent, mon crédit, ma réputation, mon intégrité, mon estime de soi.
Il ne me restait que mes vêtements et mes feuilles de musique qu’il prendra et
brûlera. Près de vingt-cinq ans de métier dans ces partitions qui partent en
fumée… Je vivais avec un monstre…
Jusqu’à la nuit à l’urgence, je n’ai rien dit,
j’ai caché ma douleur et tenté de me protéger du mieux que je le pouvais. Je
l’avais suivi là-bas, histoire de donner une chance à notre couple qui battait
déjà de l’aile depuis longtemps. Je n’ai fait que m’enfoncer encore plus. Quand
le mal est arrivé, et que de l’ignorer comme auparavant n’était plus possible,
la décision que je ne prenais pas s’est imposée d’elle-même. Tu pars ou tu crèves. Si tu restes, d’une
manière ou d’une autre, tu vas y laisser ta peau.
On dit que le stress peut rendre malade. À
ce moment-là, je me dis que je suis en train de me rendre malade. Je me sens
responsable et lâche, car j’ai refusé de voir les signes. Autant dans mon corps
que dans mon couple. J’ai fait l’autruche et je suis loin d’être fière de moi…
Après la nuit à l’urgence et la
décision de partir, il s’est passé trois jours. J’ai appelé mes parents qui se
trouvaient au fin fond d’un champ de bleuets au Lac-Saint-Jean. Ils y campaient
pour toute la période de la cueillette. Ils ne savaient rien de ce qui se
passait chez moi. Ils ne savaient pas que je vivais et dormais avec l’ennemi.
Ils ne savaient pas que je souffrais le martyre dans mon corps. Ils ne savaient
rien… Leur cellulaire ne captait presque pas les ondes et on ne les appelait
qu’en cas d’urgence. Alors mon appel arriva comme une urgence.
— Maman, papa, j’ai besoin de vous…
— Quoi ? Jano ? Parle plus fort, le signal est
mauvais.
— J’AI BESOIN DE VOUS !
— Mon Dieu, Jano ! Qu’est-ce qui se passe
?
— Je suis gravement
malade. Et je quitte mon mari. Je ne sais pas où aller. Je dois être soignée au
plus vite et je dois sortir de cette maison le plus rapidement possible. Je
suis en danger.
Silence à l’autre bout du fil. J’entendais ma
mère pleurer. Mon père prit le téléphone.
— Jano ? On ne peut pas te parler sur ce
téléphone, ça coupe tout le temps. Écoute, combien de temps as-tu besoin ?
— Je peux avoir un billet d’avion pour quitter
les lieux dans trois jours.
Ma
mère s’est ressaisie et a voulu reprendre l’appareil.
— Bon, je le
sentais, ma fille. Je le sentais… (Sanglots) Nous rentrons immédiatement des
bleuets et on se contacte de la maison pour arranger les choses. Je vais tout
de suite appeler notre médecin pour qu’il te voie dès que tu arrives.
— J’ignore pour combien de temps, maman… Je
suis dans la merde et sans vous je ne m’en sortirai pas.
— Oublie le temps. Tu es notre fille pour
toujours. Nous allons t’aider. Occupe-toi de rentrer saine et sauve et surtout
NE LE LAISSE PAS TE RECONDUIRE À L’AÉROPORT ! J’ai fait un mauvais rêve cette
nuit. Il provoquait un accident suicide.
— J’ai fait le même rêve, maman. Non, je vais
trouver quelqu’un ou même un taxi s’il le faut, mais non, je n’embarque plus en
voiture avec lui. Je ne dormirai pas seule avec lui non plus. J’ai un ami en
vacances. Je vais lui demander. Il sait que ça ne tourne pas rond. Je vais
m’organiser avec lui.
— Nous serons là pour t’accueillir…
Voilà. D’un simple coup de fil, mes parents
venaient de sceller leur destin au mien.
Les trois jours précédant mon départ furent un vrai calvaire
et la guerre de nerfs la plus intense que j’ai pu vivre dans ma vie déjà assez
mouvementée. Je devais user de stratégie pour me protéger physiquement. Il
l’ignorait, mais je dormais avec un couteau. Le jour, je me préparais tandis
qu’il allait travailler. Cependant, c’est loin d’être un répit. Car il
apparaissait à la maison à toutes sortes d’heures et tentait de m’amadouer pour
faire l’amour, en me promettant de changer. Comme je ne bronchais pas, il
piquait des colères et proférait des menaces. La veille de mon départ, j’ai
pété les plombs lorsqu’il a tenté de me toucher et menacé de se suicider si je
refusais. Bourrée d’adrénaline, je lui ai sauté à la gorge pour me défendre...

Le bilan meurtrier ne cessait de s’alourdir. Des blessés à moitié – dans certains cas, entièrement – grillés luttaient pour ne pas finir étouffés par la fumée. À un certain point, tous méconnaissables, voire non identifiables, les cadavres ont commencé à s’empiler.
Anonymes. Abandonnés.
Enfouis sous les décombres de cendres. Et cette cendre, un jour, s’envolerait au vent pour ne laisser que des souvenirs pénibles. Il y avait aussi ceux dont on ne trouva aucune trace. Rayés de la surface de la terre, laissant le doute planer dans la vie de ceux qui restaient.