

Quoi?... Tu me dis que pour lui ressembler, il faut être plus
que Belle? Qu’a-t-elle de si ravissant qui fait qu’on la remarque?...
Ah bon ! …Elle est devenue Quelqu’un ?
Vois-tu, Miroir ? Moi, je n’intéresse personne. Je suis le contraire de Quelqu’un. Je suis Quelconque. Je n’ai ni la richesse d’une princesse, ni la puissance d’une déesse. Je n’ai pas de destin prodigieux qui m’attend, ni d’histoires fabuleuses à raconter; je n’ai pas de pouvoirs magiques, pas de bonne fée pour me sortir d’affaire, pas de don particulier. Je ne suis ni jolie, ni laide ; je suis fade, Miroir.
Tu ne me renvoies aucun
reflet. Rien…

Quoi? Que dis-tu?… Tu prétends que je peux choisir l’identité de
la Belle à laquelle je veux ressembler? Vraiment ? Je n’ai qu’à traverser
dans ton monde pour me trouver un reflet ? Un autre visage m’attend ?
Un masque de beauté ?
Alors, Miroir, je n’aurai plus qu’à me cacher derrière ce masque
qui, peu à peu, se moulera, non seulement à ma chair, mais aussi à mes
émotions, mes pensées, mes états d’esprit? Si je fais cela, Miroir, je serai
Quelqu’un ?
Bien ! J’aurai donc une nouvelle identité.
Je la choisirai forte,
indépendante, fascinante! Je serai celle qu’on remarque et qu’on pointe du
doigt, celle qu’on adore ou qu’on déteste, celle qu’on vénère ou qu’on
crucifie! Je m’inventerai un monde romanesque et une histoire émouvante pour
séduire tous ceux qui voudront en faire partie. Je séduirai par le mensonge,
celui de prétendre être ce que je ne suis pas.
Toutefois, même le pire des mensonges ne semble pas si terrible,
quand soi-même on arrive à y croire, et ce, pour cesser d’être humiliée par le
commun des mortels…
Quand je serai devenue Quelqu’un, je serai Belle…

Alors les femmes me jalouseront au lieu de se moquer, et leurs
hommes penseront à moi dans leurs lits. Le matin, devant leur miroir sale,
embué les adolescentes sans éclat qui ne
peuvent faire face à leur triste jeunesse
désireront m’imiter.
J’alimenterai les conversations des commères grincheuses qui me
verront comme une influence néfaste sur leur progéniture. Monsieur et madame
Quelconque, eux, envieront ma vie, admireront
mon audace, louangeront les grandes œuvres que j’aurai accomplies,
souvent sans intérêt autre que celui de bien paraître et de me faire aimer.
Un jour, quand on parlera de moi dans tous les salons, quand ma
voix livrera des messages à lesquels elle n’est pas sûre de croire, mais qui atteindront les foules
qui en feront des prières, je pourrai
enfin admirer le reflet de Quelqu’un.
Ce jour-là, Miroir, je serai Belle…
Miroir, Miroir, j’ai traversé dans ton monde et j’ai fait tout
ce que tu m’as dit. Je me suis livrée en pâture aux serpents à langue fourchue
qui prétendaient connaître la recette du
succès et qui me promettaient mer et monde. J’ai appris à mentir, tricher,
sourire au bon moment, pleurer quand il le faut. J’ai fait tous les sacrifices,
toutes les courbettes, toutes les fourberies nécessaires à ma transformation.
J’ai réussi ! Désormais, on parle de moi dans tous les salons, on imite
mes moindres gestes. Je suis devenue Quelqu’un.
Miroir, tu me renvoies enfin un reflet ! Pourtant, il y a
comme une sensation de malaise. On dirait une étrangère…
Miroir, Miroir, est-ce bien moi ? Suis-je vraiment Belle ?
Les commères grincheuses s’en donnent à cœur joie, m’inventant
une vie de dépravée. Peut-être ont-elles raison de douter ? Moi-même,
parfois, je doute…
J’arrive presque à cacher mes insécurités derrière un mur
d’indifférence et j’affronte regards et jugements avec arrogance, mais derrière
ce masque, Miroir, il y a la peur : celle de voir mon secret dévoilé au
grand jour, la peur de ne pas être aimée, malgré tout, ou d’être aimée pour les
mauvaises raisons ; la peur d’être démasquée, écrasée, de n’être plus rien
demain. J’ai grimpé sur un piédestal si haut que j’en ai le vertige.
Est-ce bien moi ? Suis-je vraiment Belle ?
Miroir, Miroir, aimes-tu ce que je suis devenue ? Et quand
je prononce les paroles qu’on désire m’entendre dire? Et quand ma voix tremble
à force de mentir? Aimes-tu ce que je suis devenue ?
Est-ce que tu m’aimes ? Me trouves-tu Belle ?
Miroir, Miroir, qu’arrivera-t-il si je te brise?
Je n’ose même plus ouvrir les yeux pour me regarder à travers
toi. J’étouffe dans la peau de cette idole contrefaite. Elle enlaidit de jour
en jour.
La Belle est laide.
Miroir, je me cache, incapable de supporter les cris d’amour que
je ne mérite pas, car c’est elle, la Belle, qu’on adule. Pourtant si je faute
ou déçois, c’est moi, la laide, que l’on condamne! Je me meurs sous le poids de
ce personnage bien trop grand pour ma petite personne. J’ai conçu un monstre
que je n’arriverai jamais à aimer et que je traîne désormais comme un boulet
attaché à mon âme. Un boulet si lourd… si lourd que je n’arrive plus à avancer.
Que faire, Miroir, pour arracher le masque? Partout où j’irai, on me reconnaîtra, même si je crie au monde entier que je ne suis pas vraiment Quelqu’un ! Les charmeurs de serpents à langue fourchue m’attendront dans le détour pour m’endormir et m’empêcher de voir le visage de la vérité… Que dois-je faire pour redevenir Quelconque ? Affronter ? Disparaître ?
Hélas ! On n’efface pas ainsi le reflet du mensonge…

Même ceux que j’aime de tout mon cœur s’éloignent de moi,
désormais. Je ne parle pas de ceux qui connaissent et prétendent aimer l’idole,
mais de ceux qui ne croient pas en l’idole. Les miens. L’homme que j’aime, mon
fils, mes parents, mes amis… Je suis seule sur mon piédestal.
Miroir, Miroir, je te déteste ! Je dois te tourner le dos.
Je dois retraverser dans mon monde. Je vais disparaître. Il le faut. Ensuite, j’affronterai. Pour l’heure,
laisse-moi me retrouver. J’ai perdu le contrôle. J’ai perdu mon visage.
Un jour, quand j’aurai cassé mes chaînes, quand j’aurai coupé la tête de la fausse idole, quand je pourrai enfin recoller les morceaux de mon être, quand ma voix n’aura plus besoin de mentir... alors je pourrai à nouveau ouvrir les yeux et regarder le reflet que tu voudras bien me renvoyer, et que j’accepterai sans honte.
Miroir, Miroir…Tais-toi ! Laisse-moi traverser…
Tu dois savoir que j’ai rencontré une bonne fée. Avec son aide,
je vais partir à la recherche de cette fille qui n’intéressait personne. Elle est
quelque part, tapie dans l’ombre, au fond de moi, attendant probablement qu’on
la réveille. Qui sait ? Elle est peut-être bien mieux que je
l’imaginais ! Je vais la trouver, la regarder dans le blanc des yeux, et
apprendre à l’aimer. Ainsi, je trouverai mon vrai visage. Après je reviendrai.
Ce jour-là, mon visage sera celui de Quelqu’un qui n’est que moi. Ce jour-là,
j’aurai les forces qu’il faut pour affronter les conséquences de mon
mensonge.
Dans les salons, l’idole ne sera plus qu’un souvenir. Les
commères grincheuses parleront d’elle au passé, et feront de sa disparition un
véritable scandale, quand elles n’auront pas d’autres victimes à calomnier.
On adulera une autre Belle, on critiquera un autre Quelqu’un.
Et moi, Miroir, moi… Je commencerai enfin à vivre.

