
Cendrillon, qu’elle
s’appelait.
Fragile comme une adolescente, vulnérable comme une enfant blessée,
Cendrillon avait eu sa part de déceptions et de désillusions à cause du mal d’amour. Son petit cœur était plein
d’écorchures. Elle ne voulait plus souffrir.
Ce jour-là, la demoiselle avait revêtu ses plus beaux haillons pour
entreprendre avec courage le grand ménage de son intérieur, bien déterminée à
éliminer toute la vilaine vermine qui grouillait dans les recoins. Mais
lorsqu’elle découvrit la montagne de poussière accumulée sous le tapis, elle
fit presque une crise d’asthme!
Elle déposa donc son balai, s’arrêta pour respirer un peu et
reprendre ses esprits.
Elle se servit une petite infusion de poudre de perlimpinpin,
( prescription de sa doctoresse féeologue) tout en écoutant les commérages de
ses deux sœurs qui se pomponnaient dans
la salle de bain. Les fanfaronnes avaient l’intention de partir à la recherche
d’un prince charmant dans une boite de nuit à la mode. Elles prévoyaient aussi
se rendre au bal donné dans le nouveau club de danseurs nus du centre-ville.
Cendrillon les entendait rivaliser en vanité, jouer les complices
et radoter des grossièretés sur sa personne : « Pauvre Cendrillon!
C’est pas possible d’être aussi moche! Même un crapaud aurait mal au cœur en la
regardant attriquée ainsi! »

Il faut admettre que la nature n’avait pas été très généreuse
envers elle. Sans être un laideron, elle était loin d’être une beauté fatale.
Pourtant, dans l’histoire qu’on connaît, le souillon se transformait en
princesse.
Cependant, ce soir-là, Cendrillon n’irait pas au bal. Car elle en
avait marre de chercher le prince charmant.
Elle reprit son ouvrage en songeant à tout ce qu’elle avait réalisé grâce à sa bonne féeologue: la célèbre
doctoresse Daphné Vrosé, éminente spécialiste en recherche d’harmonie
personnelle:
« Il existe une Cendrillon dans toutes les femmes. »
Astique, astique,
astique…
« De
toute façon, se dit-elle, sous les
lumières tamisées, n’importe quel
crapaud a l’air d’un prince, tandis qu’à
la lumière du jour, n’importe quel prince à l’air d’un crapaud! »
Torche, torche, torche…

Cendrillon se revoyait, quelques semaines auparavant, quitter une piste de danse après avoir volontairement perdu son soulier, histoire de faire une sortie dramatique, pour attirer l’attention du beau gosse au bar qui ressemblait à Brad Pitt.
Le beau gosse ne lui rapporta pas son soulier. C’est elle qui, le
lendemain, y était retournée, chaussée de souliers empruntés à une de ses
sœurs, car elle était trop fauchée pour s’en acheter une autre paire.
Quand le Brad Pitt au bar lui avait offert une ballade dans sa
Corvette couleur citrouille, Cendrillon avait crû rêver. Si ses méchantes sœurs
l’avaient vue en compagnie de ce beau mec, elles auraient ri jaune orange!
Hélas, ça ne s’est pas du tout passé comme dans l’histoire qu’on
connaît. Le prince, se comportant en vilain crapaud, avait pris son pied et la
pauvre Cendrillon, elle, était rentrée chez-elle, nu-pieds, le cœur brisé.
Non, elle n’irait pas au bal.
Astique, astique,
astique….

La brosse se démenait, le torchon se tortillait et, malgré les moqueries de ses sœurs qui se croyaient tout à fait irrésistibles, Cendrillon s’accrocha fermement à son balai, continuant à frotter avec acharnement.
Les deux sœurs quittèrent la maison, parées de multiples épaisseurs
de faux-cils et de rouge à lèvres :
véritables armes de séduction massive. Aucun mâle ne pourrait résister à
l’assaut. L’amour les attendait!
Cendrillon se retrouva
enfin seule avec ses pensées.
« L’amour,
l’amour, quel beau piège! Pourquoi
toujours vouloir tomber dedans tête première? Quelle est cette obsession? Serais-je amoureuse d’un
rêve? De l’attente? Des nuits froides
passées seule, que j’espère torrides, à deux? »
Torche, torche, torche…
« Dans mon rêve, l’homme
est bien plus qu’un prince charmant sur un fougueux cheval blanc! Il devient le
souverain de mon cœur, et règne sur mon empire intérieur... »
Astique, astique,
astique…
« Je bois son
souffle, respire ses paroles, dévore ses regards, pour ensuite fondre au
contact de sa main sur mon épaule, et croire mourir pour ses lèvres. Ah! Délice
et torture! »
Torche, torche, torche…
« Je fais de lui mon
tout, mon ange, mon démon, mon
ciel, mon purgatoire. Au diable
le bon Dieu sans confession et tant pis s’il m’entraîne aux enfers! »
Astique, astique, astique…
« C’est toujours pareil. Il sourit, on s’emballe comme un cheval fou, on rue dans les brancards, on piaffe nerveusement pour ensuite
s’élancer à toute allure dans une folle galopade qu’on imagine éternelle.
Lorsque la course cesse brusquement, on s’aperçoit qu’on est vide, essoufflée,
nos sabots sont meurtris, nos narines brûlent et nos visières sont
brisées. »
Torche, torche, torche…
« Peut-on vivre dans
l’attente de l’amour sans souffrir? Sommes-nous toxicomanes? L’amour serait-il
un poison? Une drogue hallucinogène qui nous donne l’impression de revivre
après chaque injection? »
Cendrillon avait décidé d’écouter sa bonne fée. Passer sa vie à courir après l’amour idéal
n’était que chimères!
« Le prince charmant n’existe pas. Seul l’homme existe; c’est nous qui le voulons
prince! »
Astique, astique,
astique…
« Et puis, de quoi
a-t-il l’air le prince, lorsqu’il tombe de
cheval, le cul dans la vase, incapable de se relever, car son armure
rouillée, trop lourde, reste coincée dans les joints?»

Non. Dans cette histoire-ci, Cendrillon n’ira pas au bal. Et ça finira bien quand même. Un jour ou l’autre, chaque torchon finit par trouver sa guenille.
Peut-être bien qu’elle se
mariera et aura des enfants; si les
ovaires fonctionnent encore. N’oublions pas que notre héroïne prend de l’âge.
Sinon, elle pourra toujours adopter. La petite famille vivra dans un beau château,
un bungalow, un condo, un chalet, ou un H.L.M, peu importe. Ils ne seront
peut-être pas très riches, mais on dit que l’argent ne fait pas le
bonheur.
Seront-ils heureux jusqu’à la fin des temps? Ça, de nos jours,
c’est dur à prévoir.
Pour le moment, elle a choisi d’éviter d’être malheureuse,
d’installer un stérilet sur son cœur pour empêcher la conception de faux
bonheurs, de vivre simplement sa vie, de
continuer son ménage avec l’aide de sa
bonne fée, et surtout, ne pas imiter ses deux têtes chercheuses de sœurs qui
vont encore rentrer, pleurnichardes, grincheuses, le moral dans les talons
hauts, pestant contre la race masculine au complet.
Cendrillon, elle, sera
raisonnable en attendant l’homme qui n’aura pas besoin d’être couronné.

